En bref:
- La Commission européenne assouplit les règles sur les émissions de CO2, accordant aux constructeurs automobiles une période de trois ans pour atteindre les objectifs, offrant ainsi une flexibilité nécessaire face à la stagnation des ventes de véhicules électriques.
- Les constructeurs français, notamment Renault et Stellantis, pourraient bénéficier de cet assouplissement, renforçant leur stratégie autour des motorisations hybrides tout en faisant face aux défis de la transition vers l’électrique prévue pour 2035.
- L’assouplissement soulève des inquiétudes quant à son impact sur l’accélération de l’électrification en Europe et la nécessité pour les acteurs du secteur de préparer la transition post-2027.
La présidente de la Commission européenne vient d’annoncer un changement significatif dans la réglementation des émissions de CO2 qui pourrait redessiner le paysage automobile français. Cette décision représente une bouée d’oxygène pour les constructeurs qui misent sur les technologies hybrides, mais soulève aussi des questions sur l’avenir de l’électrification en Europe. Analyse des implications de cette mesure pour les acteurs français, face à la concurrence allemande et chinoise.
Un assouplissement stratégique mais controversé
Ce lundi 3 mars 2025, Ursula von der Leyen a dévoilé une modification majeure de la réglementation CAFE (Corporate Average Fuel Economy) qui régit les émissions de CO2 des véhicules neufs en Europe. Au lieu d’une évaluation annuelle des performances des constructeurs, ces derniers disposeront désormais d’une période de trois ans, de 2025 à 2027, pour atteindre les objectifs fixés.
"Les objectifs restent les mêmes, mais cela signifie plus de flexibilité pour l’industrie", a précisé Mme von der Leyen à l’issue d’une réunion consultative avec les principaux acteurs du secteur automobile européen, dont les dirigeants de Renault et Stellantis.
Cette décision intervient dans un contexte tendu où les constructeurs automobiles européens font face à plusieurs défis :
- Une stagnation des ventes de véhicules électriques, avec une part de marché qui a même reculé en 2024 à 13,6%
- La perspective d’amendes colossales en cas de non-respect des seuils d’émissions fixés à 93,6 g/km de CO2 en moyenne pour 2025
- Une concurrence chinoise agressive sur le segment électrique
"Sans cet assouplissement, l’industrie automobile européenne aurait pu faire face à des amendes de 10 à 15 milliards d’euros", explique Jérôme Martin, analyste spécialisé dans le secteur automobile. "C’est un ballon d’oxygène qui permet aux constructeurs de mieux planifier leur transition énergétique."
Mais ce geste de la Commission européenne n’est pas sans critiques. L’ONG Transport & Environment y voit "un cadeau sans précédent à l’industrie automobile" qui risque de "retarder l’augmentation de la production de véhicules électriques en Europe".
Une aubaine pour la filière hybride française
Cette flexibilité réglementaire pourrait particulièrement profiter aux constructeurs français, qui ont développé une expertise reconnue dans les motorisations hybrides.
La stratégie hybride de Renault
Le groupe Renault, sous la direction de Luca de Meo, s’est positionné comme un fervent défenseur de l’assouplissement des normes. Sa stratégie repose largement sur une transition progressive vers l’électrification, avec une place prépondérante pour les motorisations hybrides de type E-Tech.
"Notre technologie hybride E-Tech offre un excellent compromis entre performance environnementale et accessibilité", affirme Pierre Chasseray, directeur technique chez Renault. "Elle permet de réduire jusqu’à 40% les émissions de CO2 en milieu urbain par rapport à un moteur thermique équivalent, tout en restant dans une gamme de prix accessible."
Cette technologie propriétaire équipe désormais une large gamme de modèles, du Captur au Rafale en passant par la Clio, et représente une part croissante des ventes de la marque au losange. L’hybridation légère et complète constitue un pilier de la stratégie de Renault pour atteindre ses objectifs de réduction des émissions, tout en maintenant des volumes de ventes significatifs.
Stellantis à la croisée des chemins
Pour Stellantis, la situation est plus nuancée. Le groupe dirigé par Carlos Tavares avait adopté une position divergente de celle de Renault, se déclarant initialement opposé à tout assouplissement des normes.
"Stellantis s’était préparé à respecter les objectifs initiaux et craignait que leur révision ne profite davantage aux concurrents ayant moins investi dans l’électrification", note Sophie Rivière, consultante spécialisée dans la transition énergétique.
Néanmoins, le groupe franco-italo-américain dispose également d’une gamme hybride étendue avec sa technologie e-DCT, qui équipe notamment les Peugeot 3008, 5008 et Citroën C5 Aircross. Cette transmission à double embrayage électrifiée permet une réduction des émissions de CO2 pouvant atteindre 20% par rapport aux motorisations thermiques classiques.
Le succès commercial de ces véhicules hybrides pourrait désormais constituer un atout majeur pour Stellantis, qui produirait plus de 1,2 million de transmissions e-DCT par an dans ses usines européennes.
Les constructeurs allemands et chinois : deux approches différentes
Les Allemands : de l’hybride rechargeable à l’électrique
Les constructeurs allemands adoptent une approche différente face à cette évolution réglementaire. Le groupe Volkswagen, qui avait fait le pari d’une électrification massive avec sa plateforme MEB, pourrait bénéficier de ce délai supplémentaire pour ajuster sa stratégie.
"Les marques allemandes comme BMW et Mercedes-Benz ont davantage misé sur l’hybride rechargeable comme technologie de transition, avec des autonomies électriques plus importantes que les hybrides simples français", explique Thomas Weber, expert en mobilité électrique.
Cette technologie leur permet de réduire significativement les émissions moyennes de leur gamme sur le papier, mais suscite des interrogations quant à son usage réel. Des études montrent que de nombreux conducteurs de véhicules hybrides rechargeables ne rechargent pas régulièrement leur batterie, ce qui réduit considérablement les bénéfices environnementaux.
Les Chinois : focus sur l’électrique abordable
Pour les constructeurs chinois comme BYD, MG ou SAIC, qui ont fait une entrée remarquée sur le marché européen, l’assouplissement des normes pourrait paradoxalement constituer un frein à leur progression.
"Les constructeurs chinois ont massivement investi dans l’électrique pur, avec des économies d’échelle leur permettant de proposer des véhicules à batterie à des prix compétitifs", souligne Marie Chen, analyste des marchés automobiles asiatiques. "Un ralentissement de l’électrification en Europe pourrait temporairement ralentir leur conquête du marché."
Toutefois, l’avantage compétitif des marques chinoises en termes de coûts de production reste un défi majeur pour les constructeurs européens. Leur capacité à produire des batteries à moindre coût, grâce notamment à une maîtrise de la chaîne d'approvisionnement en métaux stratégiques, constitue un atout considérable.
Les conséquences sur l’innovation et l’emploi
L’assouplissement des normes CO2 pourrait avoir des implications significatives sur l’écosystème industriel français et européen.
Opportunités pour la R&D française
La France dispose d’une expertise reconnue dans le domaine des motorisations hybrides, avec un réseau de sous-traitants et d’équipementiers spécialisés. Ce délai supplémentaire pourrait permettre d’optimiser davantage ces technologies et de développer de nouvelles générations de systèmes hybridés plus performants.
"Les centres de R&D français pourraient profiter de ce répit pour finaliser des technologies hybrides de nouvelle génération, avec des batteries plus durables et des moteurs électriques plus efficients", anticipe François Lebrun, chercheur en nouvelles mobilités.
Plusieurs projets d’innovation sont en cours, notamment autour des batteries à état solide, qui pourraient révolutionner les performances des véhicules hybrides en offrant une densité énergétique supérieure dans un volume réduit.
Impact sur l’emploi et la production
La filière automobile française représente environ 400 000 emplois directs et indirects. L’assouplissement des normes pourrait contribuer à préserver certains sites de production spécialisés dans les motorisations thermiques et hybrides.
"La transition vers l’électrique pur implique une refonte complète des chaînes de production et des compétences", rappelle Élise Moreau, experte en reconversion industrielle. "Cette période de transition étendue pourrait permettre une adaptation plus progressive de l’outil industriel et des formations."
Plusieurs usines françaises ont déjà entamé leur transformation, comme le site de Douvrin qui passe progressivement de la production de moteurs thermiques à celle de batteries. Mais d’autres sites restent fortement dépendants des technologies hybrides, comme l’usine de Trémery en Moselle.
Les défis à relever malgré l’assouplissement
Malgré cette flexibilité accrue, les constructeurs français font face à plusieurs défis majeurs qui nécessitent une adaptation constante de leur stratégie.
Répondre aux attentes des consommateurs
Le marché automobile connaît des mutations profondes, avec une clientèle de plus en plus sensible aux questions environnementales mais aussi au coût total de possession.
"L’hybride classique non rechargeable offre un bon compromis pour les consommateurs qui ne sont pas prêts à passer à l’électrique, notamment en raison des contraintes de recharge ou du prix d’achat élevé", analyse Victor Durand, spécialiste des études consommateurs dans l’automobile.
Selon une étude récente, 72% des acheteurs français considèrent l’hybride comme une solution pertinente pour leurs prochains véhicules, contre seulement 38% pour l’électrique pur. Cette perception pourrait conforter les constructeurs français dans leur stratégie hybride.
Préparer l’après-2027
L’assouplissement annoncé ne constitue qu’un répit temporaire. Les objectifs européens restent inchangés, avec l’interdiction des véhicules thermiques neufs en 2035.
"Les trois années supplémentaires accordées ne doivent pas être perçues comme une invitation à l’immobilisme", prévient Catherine Dubois, directrice d’un cabinet de conseil en stratégie environnementale. "Les constructeurs qui n’utiliseront pas ce délai pour accélérer leur transition vers des technologies zéro émission se retrouveront en difficulté après 2027."
Cette perspective implique des investissements majeurs dans les technologies de batterie, les infrastructures de recharge et la formation des équipes. Des défis que les constructeurs français doivent relever pour rester compétitifs à long terme.
L’enjeu de la souveraineté technologique
Face à la domination chinoise sur la chaîne de valeur des batteries et à l’avance technologique de certains acteurs américains, l’Europe tente de préserver sa souveraineté industrielle.
Dans cette optique, la présidente de la Commission européenne a également annoncé la mise en place d’une alliance pour l’innovation automobile, avec un "soutien direct" aux producteurs de batteries et l'introduction d’exigences en matière de contenu européen pour les cellules de batteries et certains composants.
"Cette démarche pourrait favoriser l’émergence d’une filière européenne complète, de l’extraction des matières premières au recyclage des batteries", estime Paul Mercier, expert en géopolitique des ressources.
La France, qui dispose de projets de gigafactories comme ceux d’ACC (coentreprise entre Stellantis, TotalEnergies et Mercedes) et d’Envision à Douai, pourrait tirer parti de ces initiatives européennes pour consolider son positionnement.
L’assouplissement de la réglementation CO2 représente donc une opportunité significative pour les constructeurs français et leur filière hybride, mais exige également une vision stratégique à long terme. Entre respiration temporaire et nécessité d’accélérer la transition vers une mobilité décarbonée, l’industrie automobile française se trouve à un moment charnière de son histoire. Les choix technologiques et industriels réalisés durant ces trois années de flexibilité détermineront largement sa capacité à relever les défis de la mobilité du futur.